Universal lâche les monstres


Posté le 03.10.2016 à 14h


 

C’est une conjoncture aussi hasardeuse que celle qui rendra possible la résurrection d’un corps recousu, électrodes dans le front, le regard vitreux rivé sur le ciel pour y piller la formidable électrité d’un orage. Récapitulons : il faut un krach boursier, un monde en crise, du chômage et des suicides ; et de l’autre côté de l’océan, un exode massif, parce qu’il ne fait pas bon être Juif dans l’Europe de l’époque, parce que, bientôt un autre orage grondera. Faites survenir cette conjonction exceptionnelle et, sous le soleil d’Hollywood, Californie, entre 1930 et 1940, déferleront en noir et blanc des monstres mythiques : vampire en cape de velours (noire à doublure rouge, suppose-t-on), créature électrisée qui fait de son créateur un Dieu, homme-loup aux favoris fournis, prince égyptien « en-bandeletté » sortant de son sarcophage, corps qui échappe scientifiquement à la vue, etc. Monstres surgis du passé et prouesses dangereuses d’inconscients savants – les mêmes, sans doute, qui trifouillent déjà l’atome...

 

Annex Karloff Boris Frankenstein 06

 

Il paraît que les périodes d’inquiétude sont propices aux films d’horreur : on danse à la Libération, on rit à l’Armistice, mais quand la guerre menace, quand la misère progresse, on cherche à s’évader en voyant des maux bien pires que tout ça. Quelqu’un en a le pressentiment chez Universal, à l’époque pas le plus grand des studios, pas le moins miné par la crise. Qui ? Carl Laemmle, le « mogul » de la boite ? Ou son fils, « Junior » Laemmle, abondamment moqué pour l’accès de népotisme qui lui offre la direction du studio dès son vingt-et-unième anniversaire, mais tout sauf inculte et peureux. C’est lui qui enchaîne Dracula de Tod Browning, Frankenstein de James Whale (les deux en 1931), La Momie de Karl Freund (1932), L’homme invisible de James Whale (1933), La Fiancée de Frankenstein, toujours de James Whale (1935) – une série de rêve, des sucès répétés.

D’où vient-il ce fantastique aux décors tarabiscotés, manoirs aux épaisses toiles d’araignée, tour de guet presque en ruines où se loge le labo du docteur démiurge ? D’Allemagne, sans doute : James Whale a vu et aimé Le Cabinet du Docteur Caligari (Robert Wiene, 1919), « Junior » Laemmle a visité les studios de la Ufa, à Berlin, Karl Freund en vient directement, ancien chef-op de Lang et Murnau. L’expressionnisme est comme un virus d’anxiété porté par les migrants d’alors – certains arrivent auréolés de prestige, désirés par l’industrie hollywoodienne, d’autres fuient simplement l’horreur à venir et repartent de zéro. Comme l’a souvent dit Bertrand Tavernier, l’Europe apporte à l’Amérique « une esthétique du doute, du clair-obscur, de la menace tapie, alors que le cinéma américain est affirmation de soi, en pleine lumière. » Angoisses, peurs, horreur qu’on peine à calmer, volonté de destruction quasi-inarrêtable : ces films-là en sont remplis.

 

DRACULA 1931 02

 

Ils ont leurs vedettes, qui ne sont que très récemment américaines : le Hongrois Bela Lugosi n’était pas le premier choix pour porter à l’écran le vampire qu’il a pourtant joué sur scène – on a longtemps cherché plus jeune, plus beau, ou, tout simplement, plus allemand : Conrad Veidt, qui a refusé le rôle, trouvant son anglais insuffisant. Mais le succès du film rendra le Magyar mégalo immensément célèbre - et prisonnier du Comte, jusqu’à, plus tard, dormir dans un cercueil. Lugosi a décliné l’offre d’être la créature, muette, du docteur Frankenstein ; alors, James Whale choisit Boris Karloff, né William Henry Pratt, près de Londres, doux géant que le maquilleur Jack Pierce torture jusqu’à lui donner la célébrissime apparence que l’on sait.

Dracula, Frankenstein (une métonymie désigne désormais la créature du nom de son créateur), la Momie, l’Homme invisible, etc. auront tant de succès qu’on leur consacrera film après film, jusqu’à user leur légende. Dans les années 40, ils se croisent dans des films semi-parodiques – l’Amérique en guerre a besoin de rire de ce qui l’effraya jadis. Dix ans plus tard, Universal relance la peur : la Guerre froide est le caillou dans la chaussure d’une nation en pleine croissance, alors il fait bon s’effrayer à nouveau.

L’Etrange créature du lac noir (1954) – un homme-poisson qu’on vient déranger au fond de son lagon préhistorique – s’ajoute au bestiaire. Jack Arnold, excellent cinéaste sous-estimé, bien aidé par l’équipe maquillage du studio, lui donne des ouïes palpitantes et de grands yeux sans paupières pour admirer sous toutes ses coutures la belle Julia Adams s’ébrouant dans l’eau claire. Amorce d’une révolution : la « bête » ne serait pas si violente sans la malignité des hommes. Ingrat, le générique ne mentionne pas les deux types qui portent le costume à écailles, l’un dans l’eau, l’autre à l’air libre. Moralité : les monstres ne créent des stars que quand ils sont vraiment de sales bestioles…

 

Annex Adams Julie Creature From The Black Lagoon NRFPT 07

 

Adrien Dufourquet

 

Programme de la rétrospective > Universal Monsters

Catégories : Lecture Zen