Posté le 10.10.2016 à 17h
En tous domaines, seuls résistent à l’épreuve du temps les œuvres d’importance. Le cinéma n’y échappe pas. Ayant précipité dans les oubliettes de l’histoire les navets certifiés autant que les chefs-d’œuvre autoproclamés – suivez mon regard – il retient à la surface de son intraitable tamis quelques pépites définitives. Five Easy Pieces est de ces pépites.
Ces Cinq pièces faciles que le titre français évoque, et non pas « five easy pisseuses » comme cette vieille canaille de Gainsbourg l’entendait sur son dernier LP, se jouent pourtant difficilement et d’une certaine manière sur un mode désaccordé. Celui des relations d’un fils à son père. Comme avant lui James Dean au mitan des années 50, tant dans La Fureur de vivre que dans A l’est d’Eden. A la différence notoire que nous sommes invités ici à découvrir non pas une énième production fatalement aseptisée venue d’une de ces majors bientôt moribondes mais à l’émergence d’une contre-culture dont la grammaire stylistique emprunte largement à la politique des auteurs chère à la vieille Europe.
Bobby, le personnage interprété par Nicholson, est donc « (…) emblématique de ces nouveaux "héros" qui vont bientôt peupler le cinéma américain. Moins que le rebelle, le contestataire, c'est le jeune homme qui ne se sent chez lui nulle part, qui va devenir la figure centrale des films du Nouvel Hollywood. » comme l’écrit Olivier Bitoun dans sa fiche du site DVDCLASSIK.
Un point d’histoire : En 1969, Bob Rafelson décide de monter avec deux amis Bert Schneider et Steve Blaume, la BBS, une maison de production qui va révolutionner le cinéma hollywoodien. Très vite, en effet, la capacité de ses fondateurs à dénicher de nouveaux auteurs et à leur donner carte blanche va permettre l’émergence de talents nouveaux devenus depuis d’incontournables références. Qu’on en juge, la BBS coproduit Easy Rider. Une manne ! Qui va permettre l’émergence des premiers films de Rafelson, Nicholson, Bogdanovich ou encore Les Moissons du ciel de Terence Malick… Nicholson, particulièrement actif dans ces années - là, bien qu’encore inconnu ou presque, découvre Carole Eastman, une ancienne actrice qui souhaite dorénavant devenir écrivaine ou scénariste. C’est elle qui signe, à la demande de l'acteur, le scénario de The Shooting de Monte Hellman.
Mieux encore, et ce qu’on ignore souvent, Rafelson va cofinancer, par l’intermédiaire de Pierre Cottrell, La maman et la Putain de Jean Eustache. « J’ai rencontré Pierre grâce à Jack Nicholson, à New York je crois. En 1966-67, Jack et moi écrivions mon premier film (..) Nous avions donc une relation de travail qui s’est transformé en une longue amitié. (...) Quelques années plus tard, j’ai donné 60 000 dollars à Pierre. Il a pris l’argent pour faire La Maman et la putain. Je n’ai jamais lu le scénario, je n’ai eu aucun contact pendant la fabrication du film. C’était une philosophie partagée à l’époque : laisser faire les cinéastes. Leur foutre la paix. Quand j’ai fini par voir le film, j’ai vu Eustache, pour la deuxième ou troisième fois peut-être, simplement pour lui dire : merci (...) ». On est loin, pour le coup, de l’image véhiculé complaisamment sur Bob Rafelson ; celle d’un misanthrope mythomane, excentrique et sauvage ! Dans son film, le jeune réalisateur dépeint certes un personnage irascible et égocentrique - on peut imaginer une forme d'autocritique - mais rien n’est moins sûr de la part de celui qui confiait à Emmanuel Carrère dans une édition de Télérama en 1987 qu'il a « besoin de faire de (sa) vie une fiction. » Plus personne n’ignore que, depuis, le même Emmanuel Carrère, a croisé des mythomanes d’un autre calibre !
Au fond, on ne saura jamais jusqu'à quel point Rafelson s’est projeté dans Bobby, et peu importe, mais il y a dans sa manière de mettre en scène ce personnage quelque chose de très ambigu, le cinéaste ne cachant rien de son côté égocentrique et de sa misanthropie quasi maladive tout en étant d'évidence ému par la flamboyance et la profonde solitude de ce Bobby jeté sur la route ; border line en toutes circonstances et matou cruel au moment de croiser le strabisme divergent de sa belle au bois dormant (Karen Black en bonne fille du peuple un peu barrée et annonçant la Mabel Longhetti d’Une femme sous influence).
Heartbreaker lui ? Non pas vraiment. Ainsi, le jour où il apprend la maladie de son père, il n’a plus d’autre choix que de rejoindre le monde dont il s’est depuis longtemps détourné, celui de ses origines bourgeoises. Back to your roots, mon garçon ! Sous les atours du road-movie, genre alors émergent et significatif des bouleversements narratifs en cours, le film n’est alors plus très loin de la classique tragédie shakespearienne. Les retrouvailles sont un fiasco et le cow-boy fuit à nouveau. Parvenu, on the road again, à une nouvelle croisée des chemins, il la joue lonely guy et plante la fille au cœur d’artichaut et à la coupe de caniche permanenté en pleine Gas-Station cernée par la brume. Escaladant un Heavy Truck couvert de troncs d’arbres immenses, il amadoue le chauffeur et se fait la belle en douce. « Vous n’avez pas de manteau ? » lui demande le conducteur, « - Non, tout a brûlé ! - Comme vous voulez mais je vous avertis, là où nous allons, il fait froid ! ». It’s ok, I am fine ! » répond-t-il ; et les années soixante-dix peuvent commencer…
Pierre Collier
Cinq pièces facilesde Bob Rafelson (1970, 1h38)
Mardi 11 octobre à 18h45