Posté le 13.10.2016 à 14H
Denier film hollywoodien du maître incontesté d’un genre (par lui seul inventé), le « mélo flamboyant » Mirage de la vie (Imitation of life) est un monument de noirceur en Technicolor qui mêle suavement, avant que brutalement, le noir et le blanc des émotions, les noirs et les blancs, leurs conditions. Le générique du début déjà nous alerte, comme il pleure des cristaux de larmes au son d’une langoureuse mélopée : « What is love without the giving / Without love you’re only living / An imitation of life » ( Qu’est-ce que la vie sans le don /sans amour nous ne vivons /qu’un mirage de la vie) Le film s’ouvre alors sur la plage du Luna-Park de Coney Island. Un Coney Island polychrome et scintillant, jacassant et bondé, loin des visions réfrigérées qu’en offrira plus tard James Gray. Ça commence donc sur le mode « un dimanche au parc », exactement comme quand le tout récent coup de cœur de votre chérubine vous oblige…
Vous savez, un moment d’inattention : elle s’efface et réapparait le cœur chaviré. Aussitôt agrippée à vos jambes, elle vous tire sur le pantalon et vous vous retrouvez de facto à sourire et serrer la louche aux parents du p’tit morveux qui se la joue Don Juan des bacs à sable. Une plaie quoi !
Lora Meredith, c’est le nom de l’héroïne interprétée par une Lana Turner sublime et bleu, blanc, rouge ; les yeux, la robe, la bouche. Lora a perdu Susie, sa gosse, dans la foule ; autant dire une aiguille dans une botte de foin, c’est balot ! Au moment de la retrouver elle a face à elle Annie Johnson, une black désarmante de douceur, accompagnée d’une brunette à la peau mate, Sarah Jane, occupée à jouer avec Susie. Sarah Jane c’est le genre spanish eyes, née de père inconnu mais blanc et déjà inséparable de Susie. La blondinette à nattes tressées millésimées fourties semble ravie de sa nouvelle amie. Comme Lora Meredith dit sa difficulté à élever seule son enfant, Miss Johnson sent la faille et s’engouffre. Et elle y va au culot, prête à définir elle-même les contours du job à pourvoir : « Une bonne à la maison… qui veillerait sur votre petite…une femme sérieuse et solide qui mangerait peu, sortirait rarement et demanderait très peu ? Tout de suite, je suis libre… Miss Meredith, je suis celle qu’il vous faut. Je ne demande pas de salaire, engagez-moi ! » Miss Meredith prétend qu’elle voudrait la payer mais qu’elle ne le peut pas et l’histoire pourrait s’arrêter là.
Seulement Miss Meredith est comme nous et, au moment de prendre congés, l’espace d’un instant, lorsqu’elle entend l’enfant métisse, déclassé socialement, se plaindre de n’avoir pas de toit, son cœur se fend ; le marché se conclue d’un mouvement d’épaule appuyé d’un sourire… Pour sûr le talent de Douglas Sirk ne réside pas dans la sophistication des intrigues, non, mais son génie est ailleurs. Comme par exemple dans l’infinie délicatesse avec laquelle il narre les mouvements de l’âme et des corps contraints et comment la société est cruelle dans son obstination à nier, trop souvent, la singularité des êtres.
Un seul, à ce jour, a su trouver le titre idéal pour relater la somme de ces combats disséminés ; Antonioni avec son Identification d’une femme. En l’occurrence identifier une femme dans ces années–là pour peu qu’elle soit jolie et qu’elle ait du talent c’est identifier une esclave promise au système, qu’il s’appelle Broadway ou Hollywood. Ainsi Lora Meredith va-t-elle faire carrière et atteindre au pinacle avec toujours à ses côtés, tout au long de ces années, cette brave Miss Johnson infiniment dévouée ; elle avait promis, pas une vague ! Non c’est sa fille qui pose problème plutôt, c’est elle qui vous ramène les champs de coton au milieu du salon. Par exemple quand elle dit « Plutôt mourir qu’être noire ! » ou « J’en ai assez de passer par les portes de service », on comprend que l’Amérique repue des W.A.S.P n’a rien résolu et que la gamine, devenue une sorte de Nathalie Wood, est en train de tuer sa mère à petit feu. Dans un New York coloré et cadré comme une photographie de Saul Leiter, Sirk, contextualise la problématique sous-jacente au roman ici adapté : la question de la race et du passing, qui est le fait pour une personne de couleur dont la peau est claire de se revendiquer blanche tout en se faisant passer comme telle.
Il ne faut pas se fier à la joliesse des images, Douglas Sirk c’est Hergé avec du sexe en plus, les héros, les bons et les méchants, tout le monde veut coucher dans des décors colorés à la manière de strips aseptisés, certes, mais avec des dialogues dont la violence est telle que les phylactères implosent. C’est vraiment du registre : « Allez au diable, je vous déteste tous ! » et le diable est là, partout dans les détails. Comme quand Sarah Jane choisit de gagner son indépendance en allant remuer son popotin dans des clubs miteux. « I am somebody else I’m white, WHITE, WHITE ! Ça répond à ta question ? Je crois que oui ! » Elles en sont là, la mère et la fille ! Et là, stop on arrête tout parce qu’on vient de comprendre pourquoi ce film est déchirant et pourquoi Sirk est toujours féministe ; c’est parce qu’il est le chroniqueur privilégié des rendez-vous ratés, mais toujours du point de vue des femmes, alors si c’est entre une fille cet sa mère, vous pensez ! « Qu’est-ce que la vie sans le don /sans amour nous ne vivons /qu’un mirage de la vie… »
Je vous fais grâce de la fin du film qui me fait monter les larmes rien qu’à l’envisager… Ce Sirk est un vrai tire-larmes, certes, mais allez-y cependant, car il vous rendra bon ; pour le temps d’un week-end ou pour la vie !
Pierre Collier
Mirage de la vie de Douglas Sirk (1959, 2h05)