Antoine Sire : "Presque toutes les stars sont des combattantes"

 JulienRoche AntoineSire Signature11

 

© Institut Lumière / Photo Julien Roche

 

On vous voit apparaitre dès l’enfance (dans un film devenu mythique *) sur les genoux de Jean-Louis Trintignant qui y joue le rôle d’un pilote. Peut-on imaginer que cet instant privilégié soit à l’origine de votre passion double pour le cinéma et la course automobile ?

La passion des bolides m’a saisi tout petit. Celle du cinéma m’a rattrapé quand j’étais étudiant. C’est seulement lorsque j’ai revu Un homme et une femme, il y a une quinzaine d’années, que j’ai réalisé à quel point ce film avait conditionné le reste de ma vie !

 

Fils d’un anticonformiste accompli et compagnon des saltimbanques, comment expliquez-vous que l’on vous retrouve plus tard dans les métiers de la banque ?

Pour avoir été anticonformiste, mon père n’en n’a pas moins été inspecteur des impôts pendant dix ans. J’en ai déduit que pour être vraiment anticonformiste, il faut être polyvalent !

 

On vous sait adepte des trajectoires soignées, précises au millimètre or votre parcours de vie semble en regard plus désordonnée, infiniment moins rectiligne. Est-ce une volonté délibérée de ne pas choisir ou bien le fruit d’une inhibition tenace ?

Je n’ai pas cette sensation de désordre. J’essaie de mettre plusieurs vies en une pour ne pas m’ennuyer, tout en consacrant à chacune de ces vies suffisamment d’efforts pour avoir la possibilité de m’y accomplir.

 

Il semble qu’il appartient à l’ADN de la famille Sire d’être multicarte, si l’on ose dire, passant sans difficulté des métiers les plus sérieux, voire austères : le fisc pour votre père Gérard, la recherche scientifique pour votrefrère Clément, la banque pour vous même, aux métiers de création. Dans ce goût pour les passions multiples, vous apparaissez comme le plus esthète, votre modestie dût-elle en rougir, je pense à votre intérêt pour les actrices que lesystème voulait alors figer en déesses inatteignables comme à ce goût pour les bolides anciens. Un motl à-dessus, le « goût de la beauté » cher à Eric Rohmer ?

Bizarrement, je pense que mes frères sont plus esthètes que moi. Mon frère Clément, qui est un chercheur scientifique de très haut niveau, est capable de puiser dans l’esthétique du chaos des fulgurances qui viennent enrichir sa vision de savant. C’est fascinant. Quant à mon frère Benjamin, c’est un musicien exceptionnel, qui combine sa nature très instinctive avec un style d’une extrême sophistication. En ce qui concerne mon intérêt pour les actrices, il est tourné vers la recherche de ce qui construit leur attrait au-delà du « glamour » : leur travail d’actrice, leur volonté, leurs idées, leur culture et leur capacité à inventer des images qui dépassent les stéréotypes. Si Garbo est intéressante, c’est parce qu’elle combine la puissance de feu des maquilleurs et des coiffeurs de la MGM avec l’invention d’un style qui prend totalement de cours les hiérarques du studio et que le plus intelligent d’entre eux, Irving Thalberg, saura utiliser sans le contrarier.

 

 JulienRoche AntoineSire Signature2

© Institut Lumière / Photo Julien Roche

 

Qu’est-ce qui a guidé chez vous cette volonté d’un recensement à ce point exhaustif, quasi encyclopédique, des multiples figures féminines qui vont incarner l’âge d’or des actrices à Hollywood ?

Au commencement, il y a un sentiment d’injustice : parce que notre époque s’attache à la surface des choses et que la communication des studios hollywoodiens a laissé une trace hégémonique, la fascination pour la beauté des grandes actrices hollywoodiennes se double d’une sorte de mépris pour leur personnalité. Or c’étaient des femmes très fortes, qui mettaient énormément de travail et d’intelligence dans leur art, et qui se sont souvent battues contre les studios pour échapper aux mièvreries dans lesquelles on voulaient les enfermer. Cela donne Bette Davis, Katharine Hepburn, Ingrid Bergman, Marlène Dietrich, Barbara Stanwyck… quantités d’actrices qui ont bâti une œuvre toujours originale et quelquefois engagée. Même Rita Hayworth, dont on célèbre à l’infini la beauté dévastatrice, puisait sa singularité dans un talent exceptionnel de danseuse, au point qu’elle était l’une des partenaires favorites de Fred Astaire, peu suspect d’indulgence.

Tout ceci m’a poussé à m’intéresser à d’autres actrices, quelquefois oubliées mais dont les films sont un régal à revoir. Margaret Sullavan, qui côtoie James Stewart dans The Shop around the corner, est à l’évidence une très grande actrice : elle mérite un chapitre. Idem pour Rosalind Russell, Kay Francis, ou pour les actrices de films noirs qui font l’objet d’une grande partie du livre. Et tant que j’y étais, comment ne pas consacrer un chapitre à Jeannette MacDonald, la Soprano qui chantait Gounod sur les écrans et dont les films faisaient un tabac jusqu’aux fins fonds du Middle West ? Une chose en amenant une autre, j’ai traité une bonne centaine d’actrices et écrit plus de mille pages de texte…

 

Vous écrivez « Tandis que la machine hollywoodienne fabrique des stéréotypes tranchés d’héroïsme viril et de féminité lascive, nombre de grandes actrices imposent par effraction une identité sexuelle plus ambiguë ou simplement plus nuancée, qui change la nature des films et leur permet d’aborder un autre regard sur la femme… ». Diriez-vous que votre ouvrage est nourri d’un discours féministe sous-jacent ou bien cela n’est pas prioritairement votre objet ?

Mon livre est traversé par trois points de vue qui se complètent, je l’espère, sans s’annuler. Le premier est en effet celui d’un féministe qui considère que la femme a toujours été sous-estimée et sous-payée dans un monde d’hommes, et que les souffrances endurées par les actrices d’Hollywood illustrent parfaitement cet état de fait. Le deuxième est celui d’un cinéphile qui constate que la rencontre entre les Cukor, Borzage, Hawks, Walsh et autres Hitchcock et leurs actrices a produit une alchimie artistique extraordinaire, peut-être le fait majeur de l’âge d’or d’Hollywood. Le troisième est celui d’un éternel adolescent que toutes les considérations qui précèdent n’empêche pas d’être irrrémédiablement fasciné par la beauté des stars !

 

L’ouvrage, d’une folle érudition, décline tout au long de ses mille deux cents pages richement illustrées toutes les nuances et les incarnations d’un combat sans fin. Il fut livré par les plus troublantes combattantes afin qu’Hollywood, qui ne lésinait sur rien pour cultiver une magie visuellement éblouissante et politiquement aseptisée, renouvèle ces moules empreints d’imageries désuètes et de formules éculées. Selon vous, qui sont alors les têtes de proue de ce combat ?

Oui, ce qui est formidable, c’est que presque toutes les stars sont des combattantes et que le principal objet de leur combat, c’est le droit de faire des films qui mettent vraiment en valeur leur talent d’actrices. Parmi celles-ci, comment ne pas citer Katharine Hepburn, qui après avoir provoqué l’Amérique par son ambigüité sexuelle, ne s’assagira que pour faire mieux accepter aux spectateurs des idées nouvelles : la parité au travail, la lutte contre le racisme… Mais Bette Davis, toujours en guerre contre la médiocrité des studios, ou Olivia de Havilland, qui gagnera en 1944 contre la Warner un procès décisif pour les droits des acteurs, sont aussi d’extraordinaires exemples de combattantes. D’autres, plus discrètes, traversent pourtant l’histoire d’Hollywood avec un stoïcisme et une autorité qui forcent l’admiration : je pense à Barbara Stanwyck, qui s’impose dans sa jeunesse avec des rôles de femmes fortes maltraitées par la vie et qui, à cinquante ans, refuse d’être doublée dans une cascade où elle est traînée sur cinquante mètres par un cheval !

 

Avec le recul et même si rien n’est advenu de définitif, on mesure ce que les comédiennes, réalisatrices et productrices d’aujourd’hui doivent à ces pionnières de l’émancipation, figées dans leur remarquable beauté et, ici, pieusement rendues vivantes. Avez- vous le sentiment que ce combat perdure et, si oui, qui le mène de façon incontestable et féconde dans le système actuel des studios ?

Je pense que quelques actrices actuelles sont effectivement dans la filiation des stars féminines de l’époque. Longtemps Meryl Streep et Barbara Streisand en ont été l’incarnation. Plus récemment, je dirais Cate Blanchett et Julianne Moore. Et s’il faut sortir d’Hollywood, je citerais Catherine Deneuve et Gong Li, conviées au Festival Lumière 2016. Toutes deux possèdent cette extraordinaire capacité qu’avaient aussi les stars de l’âge d’or à être magiques, tout en permettant à chaque femme de leur pays de se reconnaître en elles. Lorsque Joan Crawford apparaît dans Letty Linton en 1932, elle porte une robe qui sera reproduite à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires dans les semaines qui suivent. Cela démontre qu’elle a su capter l’air de son époque et créer un lien très fort avec le peuple.

 

Pouvez-vous nous dire exactement combien de temps vous a pris la rédaction de cet ouvrage ?

Cinq années, dont deux à plein temps. Il y a eu des hauts et des bas, mais au bout de la route, l’envie de ne pas décevoir Thierry Frémaux et Bertrand Tavernier, qui attendaient mon livre et qui m’ont fait un honneur incroyable en acceptant de le publier. Le plan du livre m’est venu après deux ans de travail, en faisant une promenade à Dinard avec ma compagne, qui a visionné en ma compagnie 400 films sur les 1200 que j’ai vus pour écrire cet ouvrage !

 

L’iconographie du livre s’avère d’une qualité remarquable, avez-vous éprouvé des difficultés pour accéder aux archives des grands studios de l’époque ?

L’Institut Lumière, à travers la personne de Julien Camy qui était mon interlocuteur au quotidien, et Actes Sud, dont le savoir-faire n’est plus à démontrer, ont fait un formidable travail d’iconographie et de maquette. Leur travail aboutit à un très beau livre qu’on a envie de lire réellement et non de poser sur une table basse ! Je leur en suis immensément reconnaissant.

 

Propos recueillis par Pierre Collier

 

 


 

* Un homme et une femme de Claude Lelouch, Palme d’Or à Cannes en 1966.

 

Hollywood, la cité des femmes d'Antoine Sire (Actes Sud / Institut Lumière), 1248 pages. Prix indicatif 59€.

Catégories : Lecture Zen