Posté le 13.10.2016 à 10h
Accueil de rockstar, ovation d'un public juvénile, 90 minutes de propos, soit le temps d'un film, en totale liberté : Gaspar Noé répondait aux questions de l'un de ceux qui, peut-être, le connaissent le mieux, l'ami qui finance, produit, vend ses films, Vincent Maraval. Saluant la présence d'un des comédiens de Enter the Void, Cyril Roy et du graphiste qui signe ses affiches, Laurent Lufroy - "parce qu'on oublie les affichistes alors qu'il y a des films, comme Orange Mécanique, qui restent identifiés par leur affiche..." - l'auteur d'Irréversible et de Love a balayé tous les sujets - y compris ceux qui fâchent. Extraits choisis.
© Institut Lumière / Photo Julien Roche
L'amour du cinéma
Pourquoi je suis devenu cinéaste ? Parce que j'étais davantage consommateur de films et de BD que d'autre chose ! J'aurais pu peindre, mais quand on a un père peintre, et très bon peintre, on ne cherche pas la concurrence. En plus, je n'ai jamais aimé les marchands de tableaux autour de mon père, c'est pour ça que j'en joue un dans Love, qui se prend un coup de bouteille sur la tête.
Mon premier souvenir de cinéma, c'est à la télé, j'avais trois ans, Jason et les Argonautes [de Don Chafffey, 1963, effets spéciaux de Ray Harryhausen] : le combats de squelettes est resté dans ma mémoire. Mes parents étaient cinéphiles, surtout ma mère. J'ai vu 2001, l'odyssée de l'espace [de Stanley Kubrick, 1968], j'avais six ans : je voulais le revoir en boucle, peut-être parce qu'il était hallucinogène, à un âge où ces substances-là sont interdites aux enfants.
J'ai grandi à Buenos-Aires, le grand-père de mon meilleur ami était caissier de cinéma, il connaissait tous les caissiers de la ville, je pouvais voir tous les films gratuitement, même ceux interdits aux enfants. Je suis arrivé à Paris en 1977, j'avais treize ans : il y avait plein de salles de cinéma et à la télé on voyait encore à 20h30, sans autre censure qu'un carré blanc, des films comme Délivrance [de John Boorman, 1972]. Il y avait aussi les deux ciné-clubs du vendredi et du dimanche soir... Aujourd'hui la cinéphilie passe par le Net, moi je n'ai jamais téléchargé un film.
L'amour de la technique
Je n'étais pas très bon en français, arrivant d'Argentine. Je me suis retrouvé en filière math. Après mon Bac C, l'Ecole Louis Lumière, à 17 ans, une école qui prépare à être chef-opérateur, cadreur, assistant caméra. Pendant les deux années d'études, j'ai pris le goût d'utiliser la caméra moi-même, même si je suis une catastrophe avec les boutons de réglage. Il y a peu de cadreurs qui se lâchent, si j'en connaissais, je lâcherais la caméra ! C'est vrai que j'aime les nouvelles techniques, la 3D, la réalité virtuelle. Il y a de nouveaux formats de caméra endoscopique, ça donne envie. Vous avez essayé les casques de réalité virtuelle ? Ce n'est pas du cinéma, c'est autre choses, mais on peut y intégrer les artifices du langage cinématographique. C'est un nouvel art qui se développe, un nouveau jouet et on a envie d'y jouer !
Quand on a tourné Carne et Seul contre tous, avec l'argent des programmes courts de Canal Plus - sans Alain de Greef, je ne serais sans doute pas réalisateur aujourd'hui - le format qu'on avait choisi, du 16mm bricolé en scope, interdisait les mouvements de caméra. C'est pour ça qu'après j'avais envie de faire des films où la caméra s'envole. Et pour le relief de Love, on était coincé : au moment où Vincent Maraval me proposait de tourner en 3D, il l'avait déjà annoncé à la presse ! Je ne savais même pas quelles caméras utiliser. Les appareils 3D sont des mastodontes : j'ai essayé trois steadycameurs, j'en ai flingué trois ! C'était trop lourd, au bout d'une minute la caméra basculait.... C'est pour ça que le film est en plans fixes.
L'écriture et les acteurs
Je pars souvent sans scénario, avec quelques pages, il y en avait sept pour Irréversible, trois pour Love. Tout se fait sur le plateau. J'aime laisser les acteurs parler avec leurs propres mots. Le scénario d'Enter the Void détaillait les effets visuels, je l'avais surécrit. Il fallait le soumettre aux chaînes de télé, aux décideurs - aujourd'hui je n'en aurais plus la force... A la fin, je ne le supportais plus ! Paz de la Huerta me demandait ses scènes mais je ne voulais pas qu'elle apprenne le texte... Il y a un côté psycho-rigide dans l'idée de filmer exactement ce qu'on a écrit, ou un story-board. Il faut être excité quand on arrive sur un plateau, avoir l'impression de partir en vacances avec son équipe, ou de faire la fête avec elle. Quand on me parle de tournages qui se passent mal, je me demande pourquoi ces cinéastes tournent des films, on n'est pas là pour souffrir !
Vincent Maraval préfèrerait peut-être que je tourne avec des acteurs connus pour mieux vendre mes films, mais j'ai envie de faire des films avec des gens avec qui je m'entends bien - Cassel, Belluci, Dupontel, sur Irréversible, c'étaient des amis. Et j'aime les visages nouveaux. Les comédiens connus, il y a le risque de les associer à des films qu'on n'aime pas.
Le documentaire
Peut-être que mon prochain projet en sera un , ça m'intéresse. Les docs de Werner Herzog, je les préfère à ses films de fiction. Le film d'Andrew Dominik sur Nick Cave, One more time with feeling, qu'a éclairé mon chef-op Benoit Debie, où le rocker parle de la mort de son fils pendant l'enregistrement de son nouvel album, je l'ai trouvé très émouvant. J'ai tourné un court-métrage documentaire, SIDA, en 2006, au Burkina Faso, qui a ensuite été intégré à un long métrage. Cela m'a intéressé et touché : j'interviewais un malade qui allait mourir, qui croyait que le Sida était un châtiment divin, il s'est mis à parler comme si c'était un oeuvre testamentaire. J'avais aussi pensé à un documentaire sur le sexe : je voulais filmer mes amis en train de baiser. Ils ont commencé par accepter et puis finalement, au bout de quelques temps, ils ont tous refusé.
Le rapport à la censure
Je ne suis pas un provocateur. Est-ce qu'on dit que Fassbinder ou Pasolini sont des provocateurs ? Mes films ressemblent à la vie. On fait des films en pensant aux livres qu'on a lus, aux films qu'on a vus et à sa propre vie. Ce qui est curieux c'est que Love est interdit en Turquie, où Irréversible avait cartonné, battant Amélie Poulain. On a donc le droit de représenter la violence faite aux femmes, mais il sufft qu'un couple fasse l'amour pour que le monde, Etats-Unis compris, se mette en feu. C'est n'importe quoi, non ?
Et pendant ce temps, la pornographie montre des choses qui ne ressemblent pas du tout à la sexualité des gens. Et la violence armée est omniprésente sur Instagram, tandis que le moindre téton en est banni... On m'interroge : quel besoin avez vous eu de montrer une bite, dans Love ? Mais c'est la vie : ma bite, je l'aime plus que ma main, c'est mon meilleur ami, je préfèrerais qu'on me coupe la main...
La cinéphilie et les références aux autres films
Oh, je vois beaucoup moins de films que Quentin Tarantino. J'étais en face de lui à déjeuner, il parlait de titres que je ne connaissais absolument pas. Des couleurs dans Enter the Void peuvent faire penser à Kenneth Anger, des mouvements de caméra à De Palma, et des plans de Tokyo à Blade Runner. Mais pour Love, la référence, c'est plus la vie que le cinéma. Sinon, j'aime les films de Michael Haneke, de Lars Von Trier, ceux de Todd Solondz me font pisser de rire, j'aime aussi les deux derniers Kechiche, les films de Cristian Mungiu, de Werner Herzog, d'Alain Cavalier. Et oui, je trouve Jean-Paul Rouve formidable dans Les Tuche 2 !
La Musique
J'ai des goûts très larges. Dans Irréversible, on entend A la queuleuleu... Et ensuite du Beethoven. Thomas Bangalter, la moitié de Daft punk qui a composé la musique du film, était un peu inquiet : "Mais A la queuleuleu, tu l'enlèveras sur le CD ?" Un truc qui est bien, c'est l'application Shazam. Tu entends une musique en boite ou dans un taxi, tu identifies le morceau. Après, sur mon ordinateur et sur mon portable, je mets des étoiles. Les morceaux que j'adore : 5 étoiles. Je savais que dans Love, je mettrai des morceaux connus, parce que ce sont ceux qu'on identifie à des moments de la vie, j'avais prévenu Vincent Maraval qu'il faudrait y consacrer un dixième du budget du film. Arrivé au montage, j'ai pris les morceaux qui avaient 5 étoiles sur mon disque dur, je les ai essayés. Parfois ça marche, parfois pas. Le premier morceau qui a marché, c'était Maggot Brain, de Funkadelic.
Aurelien Ferenczi