M le boucher


Posté le 10.10.2016 à 15h


 

C’est un film en rouge et noir ; le rouge c’est le sang, le noir la couleur de l’âme du boucher. « J’en ai tellement vu du sang, du sang qui coulait ! » dit-il, expirant en soupirant carbonisé. Cet enfant mal vieilli qui se remémore spontanément la place qu’il occupait dans la salle de classe de la communale. La salle où Mademoiselle Hélène désormais fait la classe. Et la classe ça la connaît Mademoiselle Hélène, supposément monstre à sang froid et plus sûrement cœur d’artichaut, mais classe, tellement classe !

 

BOUCHER 1969 05

 

« Mon sang n’arrête pas de couler, j’connais ça l’sang, j’en ai tellement vu du sang, du sang qui coulait. Quand vous étiez là, y’avait plus d’sang, je pensais plus au sang, (…). Une fois quand j’étais p’tit je m’suis évanoui quand j’ai vu du sang. Vous avez r’marqué l’odeur du sang ? Tout le sang a la même odeur, ceux des animaux et ceux des hommes. Y’en a qui sont plus rouge que d’autres mais… tous ont exactement la même odeur. Jean Yanne, à cet instant livide et raviné de sueur froide, est un acteur magistral qui annonce le prix d’interprétation reçu, deux années plus tard, au Festival de Cannes pour le film de Pialat, Nous ne vieillirons pas ensemble. Il est en route pour l’hôpital et malgré son statut confirmé de monstre, on espère qu’il va s’en sortir, ce salaud ! C’est que Chabrol n’est pas un disciple de Fritz Lang par hasard. « Ich kann nicht, ich kann nicht » beuglait Peter Lorre, alias M le maudit (1931), avec sa face poupine face à des juges éructant du fond d’une cave. « Je n’y suis pour rien, c’est plus fort que moi ! » C’est l’idée. Ici la fatalité a pour nom « Algérie », « Indochine », autant de guerres sales qui ne dirent pas leur nom. Les « évènements » c’était le terme employé alors.

Mais l’indicible c’est ce qui perdure, à jamais. Même au fond d’une vallée du Périgord qui semble n’aspirer qu’à la tranquillité séculaire. Ici l’action trouve lieu dans une France qui n’a retenu des évènements, les plus récents, ceux du mai précédent, que la pénurie d’essence. Des sens aussi. Une France qui peine à faire le grand écart entre deux époques. On est un an après 1968. Les héros de cette tragédie ont pour noms « Popaul » ou « Mademoiselle Hélène », autant de sobriquets qui fleurent bon l’avant-guerre et son folklore humaniste à la Carné, à la Renoir. Pour un peu débarquerait le Blier soumis d’Hôtel du Nord acquiesçant à la moindre sollicitation tyrannique de sa « petite Reine », alias Arletty. Mais Le Boucher est aussi et clairement un film annonçant les années 70. Ici ça zoome à qui mieux mieux et ça éclaire comme on se douche. L’héroïne, par exemple, fume dans la rue et invite à dîner un quasi inconnu ; pour un gigot qu’il lui aura offert paré comme un bouquet et, pour ce faire, interrompant sa classe. Sacré boucher ! Alors quoi, aspirant gigolo à gigot ou amoureux fou, transi, sorti du frigo ? Un peu tout ça et rien à la fois. Le boucher est une intelligence vive revenu abruti des conflits. Il zozote obstinément ses « Mademoiselle Hélène ! » et la nuit et le jour, fait couler le sang à la lune comme d’autres le fond à la Une. Il est seul, affreusement seul, revenu d’entre les ténèbres et attendant le jugement de la foule. Fritz Lang encore et toujours. Souvenons de M Le Maudit. D'emblée, le ton du film est donné par la comptine des enfants : « Le vilain homme en noir va venir avec son petit hachoir et il fera du hachis de toi. » Dans le film de Chabrol aussi les enfants sont omniprésents. C’est simple on dirait un Truffaut !

 

BOUCHER 1969 03

 

Mademoiselle Hélène aussi c’est une solitude, d’ailleurs. La rencontre entre cette institutrice moderne, citadine et émancipée, masquant sa part d’ombre derrière la fumée de ses cigarettes et ce boucher campagnard tourmenté, est celle d’individus très différents mais tous deux profondément seuls. Mais si ces deux la font figure de marginaux au village, (ils quittent ensemble la longue séquence du mariage),ce n’est pas non plus le vice face à la vertu, le crime face à la morale et « la bête » face à l’humain. Une bête pareille à celles peintes sur les parois de la grotte de Cougnac qui s’offrent au générique d’ouverture du film. Comme pour nous dire un peu de cette évolution, toujours en gestation, de l’animal à l’humain civilisé sans rien omettre du caractère symbolique propre aux grottes. Ce qui est caché dans les entrailles même de la terre est toujours un peu effrayant ; associé, dans l’imaginaire collectif, à cette typologie de lieu. « Le 20ème siècle, qui aurait dû être celui du triomphe de la connaissance, dans la mesure où celle-ci s’est trouvée amplifiée par les possibilités de plus en plus grandes de la diffusion des informations, a surtout été celui de la tyrannie et de la barbarie. » In La connaissance inutile, de Jean-François Revel, 1988, Grasset. Dont acte.

Pour colorer son récit, Chabrol demande à Pierre Jansen son compositeur attitré depuis Les bonnes femmes, (1960), d’instiller de la dissonance dans le traitement naturaliste de l’intrigue. Jansen, en élève appliqué d’Olivier Messiaen, y parvient si brillamment que même le gros bourdon du clocher de l’église semble participer du climat oppressant ; induisant le caractère inéluctable du dénouement. Arvo Pärt n’est pas loin. Pour filer la métaphore, Le Boucher est un film nerveux, sec et sans gras, qui cache derrière la chronique d’un fait divers sanglant une violente charge antimilitariste. Une dernière anecdote, à la fin de 1969, Claude Chabrol choisit de donner pour décor à son film le village de Trémolat en Dordogne. Pourquoi Trémolat ? « Le réalisateur voulait tout tourner en Sarladais, mais il ne trouvait pas de village aux volets rouges. Son régisseur, Patrick Delauneux finit par découvrir Trémolat où la maison face à l'école possédait de beaux volets rouges... » (Extrait de l'article du 13/09/2010 de M. A. Bernard dans Sud-Ouest.) C’est un film en rouge et noir ; le rouge c’est la couleur des volets de la maison sur la place, le noir la couleur de l’âme du boucher.

 

Pierre Collier

 

 


 

Le Boucherde Claude Chabrol (1970, 1h45)
précédé de
Le Genou de Claire (1970, 1h33)
Mercredi 12 octobre à 19h15 au CNP Terreaux

Catégories : Lecture Zen