Dabadie par Dabadie


Posté le 29.09.2016 à 13h


 

Il reçoit, la veille de son anniversaire - 78 ans, il en parait vingt de moins ! - dans son appartement du XVIe arrondissement. Ecrivain "multi-cartes", Jean-Loup Dabadie est l'auteur de scénarios magiques pour Claude Sautet ou Yves Robert (le fameux diptyque Un éléphant ça trompe énormément - Nous irons tous au paradis), films dont on ne cesse de redécouvrir l'impeccable horlogerie et la profondeur, mais aussi de chansons qui flottent dans l'imaginaire collectif (notamment Ma préférence, pour Julien Clerc, "peut-être ce que j'ai écrit de mieux", dit l'intéressé). Avant l'hommage mérité du Festival Lumière, il résume un parcours impressionnant, égrène quelques souvenirs, évoque avec modestie sa méthode. Un grand bonhomme.

 

Comment êtes-vous devenu scénariste ?

Oh la la, question un peu cosmique ! Je n’ai jamais gagné ma vie autrement que par ma plume. Une goutte d’encre, une miette de pain… Quand j'étais encore étudiant en lettres, j’avais commencé à écrire des sketches pour Henri Salvador, sur Europe 1, dans une émission qui s’appelait Salvadorissimo. Ça devait être assez écouté, on m’a remarqué. J’avais aussi publié deux romans aux Editions du Seuil, alors que je n’avais pas encore vingt ans. Pierre Lazareff les avait lus, il lisait tout ! Il m’a fait venir dans son groupe de journaux, France-Soir, Candide, etc. J'ai commencé à écrire des reportages mais aussi des papiers d’humour.

Me voilà donc à moitié étudiant, à moitié journaliste professionnel, sur le point de partir au service militaire. S’enchaînent dans le désordre – parce que je suis fâché avec les dates : des livres, des articles, des sketches que j’envoie à Guy Bedos, une pièce de théâtre, La Famille écarlate, que Pierre Brasseur tient absolument à jouer, et au Théâtre de Paris, s'il vous plaît, beaucoup trop grand pour moi ! Avec Françoise Rosay, Rosy Varte, des grands noms…

Serge Reggiani, qui avait lu ma pièce, me téléphone : « Pourriez-vous m’écrire des textes de chansons ? » « Mais monsieur, je ne suis pas sûr de savoir, je ne l’ai jamais fait. » « Justement, c’est parce que vous n’en écrivez pas que je suis venu vous chercher. » Et j’écris la première chanson de ma vie : Le Petit Garçon. Gros succès. Après, ça s'enchaîne : Michel Polnareff, Julien Clerc, etc.

 

 

D'accord, et les scénarios alors ?

Jean Poiret et Michel Serrault jouaient une pièce anglaise que j’avais très librement adaptée pour eux, Le Vison voyageur. Il se trouve que Madame Sautet emmène son mari au théâtre. Claude pleure de rire en voyant la pièce, c’était un grand rieur. Nous nous rencontrons ensuite chez un producteur, Francis Cosne, qui faisait des films légers, parisiens, parfois avec Brigitte Bardot, souvent mis en scène par le délicieux Michel Boisrond, homme élégant et charmant. Il nous réunit, Claude et moi, parce que Boisrond veut tourner un film policier d’après une série noire et nous propose d’en écrire l’adaptation. On s’y met, on n’y arrive pas, mais on devient amis. Je tombe sous le charme de cet homme chaleureux, qui rit, qui pleure, qui est ému aux larmes dès qu'on parle famille, enfants.

Un autre de mes amis, Paul Guimard, avait écrit un roman : Les Choses de la vie. Son éditeur propose le livre à plusieurs producteurs. Refus répétés. On se retrouve avec Paul en vacances en Bretagne. Il me dit : « Jean-Loup, est-ce que vous en feriez une adaptation ? » Je rédige une première version du scénario. Mon agent le propose à deux cinéastes un peu connus – je ne vous dirai pas les noms. Il me le renvoient à la tête – l’un écrit même un mot : « J’ai lu les premières pages, heureusement ma corbeille à papiers était proche, j’ai pu le jeter directement. » Alors, je vais voir Claude Sautet : « Tu connais tout le monde, moi personne. A qui je peux faire lire ces quatre-vingt pages ? » Claude me dit de le glisser sous son paillasson, 5 avenue des Gobelins, promis il le lira pendant le week-end. Le lundi, coup de fil : « Mon coco ! (sa façon préférée de s'adresser aux gens) Je veux revenir au cinéma, je fais le film… » Il avait abandonné la mise en scène depuis L'Arme à gauche, cinq ans plus tôt.

 

Qu’est-ce qui l’avait séduit, selon vous ?

Il avait eu un coup d’émotion. Il avait déjà vu le film qu'il pourrait faire. Sans doute s'imaginait-il déjà filmant la cascade… On se met au travail. Selon la méthode que j’ai souvent utilisée par la suite : j’écris tout seul et tous les deux jours, on lit ensemble, on corrige ensemble. Claude Sautet avait une grande qualité : c’était un lecteur formidable. Il lisait tous les rôles de façon magnifique. Claude lisait même les rôles de femmes avec une intensité extraordinaire. Quand on me disait, après César et Rosalie, «  Ah oui, César c’est Sautet », je répondais : « Mais Rosalie aussi, c’est Claude ! » Quand on fabriquait l’histoire, il se mettait dans un état de ferveur, d’émotion incroyables. Jean-Paul Rappeneau est aussi un grand lecteur, qui lit avec un tempo formidable, vous voyez les scènes avant qu’il ne les tourne.

 

007 Les Choses De La Vie

 

Ces métiers par lesquels vous étiez passés constituaient-ils un atout pour écrire des scénarios ?

Le journalisme, certainement : le fameux « où, quand, comment ? » Il mène à l’exigence nécessaire au scénario. Quand je rendais mes premiers papiers à Paris-Presse, mes rédacteurs en chef me disaient : d’accord, c’est très bien écrit, mais de qui s’agit-il ? Ça se passe quand ? J’ai retenu la leçon, je me souviens d’un article qu’on m’avait commandé sur l’assassinat de Kennedy, je savais qu’il fallait très vite décrire la scène : « Jackie avait revêtu son petit tailleur rose, elle s’installe dans la voiture, etc. » Mais je peux aussi retourner votre question : mon métier de journaliste m’a beaucoup appris pour construire mes scénarios, écrire mes dialogues, mais aussi pour mes chansons, pour le théâtre. Dépouiller au maximum, enlever les affèteries, les minauderies de langage. Ecrire le plus simplement en pensant à son histoire, à ses personnages, au public aussi. Mais en même temps sans complaisance, sans technique.

 

La scène dont vous êtes le plus fier ?

C’est impossible de répondre. Je ne peux pas être fier, moi en tant qu’écrivain, devant une scène que je vois… Je peux me dire que ce n’est pas mal écrit, mais le jeu des acteurs et la mise en scène sont essentiels. Alors, qu’est-ce que je pourrais dire ? La scène dans César et Rosalie où ils sont sur la plage à Sète : David (Sami Frey) et Rosalie (Romy Schneider) pique-niquent, arrive la puissante voiture de Monsieur Jourdain, notre César, notre Yves Montand, avec son costard, sa cravate. «Hé, quel pays merveilleux, à Paris il fait un temps hideux ! » Il reconquiert Rosalie, ça se voit dans ses yeux…

Scène qui, comme quelques autres, avait déclenché l’un des colères légendaires de Claude Sautet. Pour réveiller l’équipe un peu endormie au soleil de Sète, il s’était emporté : « C’est pas possible, je n’entends pas un mot de ce que dit Sami ! Je n’entends rien ! » L’ingénieur du son s’est approché discrètement : « Mais Sami n’a pas une réplique dans ce qu'on tourne… » Alors, oui, c’est un moment que j’aime beaucoup, à cause du génie de Claude, du talent des acteurs et sans doute avais-je assez bien su y faufiler mon écriture…

 

Et Marthe Villalonga qui fait irruption sur le court de tennis dans Un éléphant ça trompe énormément ?

Bien sûr… Beaucoup de scènes dans les deux films d’Yves Robert. Je ris fort en revoyant cette scène, même si je n’aime pas tellement revoir les films que j’ai écrits… J’ai bien travaillé mais Yves Robert a servi tellement bien les choses par sa mise en scène. La façon dont Marthe Villalonga arrive avec son manteau de fourrure vulgaire, et dont Yves montre les autres courts en même temps… Ça marche très bien !

 

 

Quand vous écrivez un scénario, vous notez les indications de mise en scène ?

Oui, je ne peux pas m’empêcher d’indiquer les choses, après les metteurs en scène en font ce qu’ils veulent. Pareil pour les acteurs : « Elle met sa main devant la bouche en se rendant compte que... » Un jour sur Les Choses de la vie, je me souviens d'une scène dont Sautet  était content : Romy et Piccoli viennent de se quereller, il s’en va. Et j’ai décrit le visage de Romy en trois temps: elle le regarde, elle baisse les yeux, elle incline la tête. Et c’est dans le film !

Dans Le Sauvage, de Jean-Paul Rappeneau, il y a le « jardin merveilleux » de Montand, filmé d'ailleurs en partie aux Bahamas et en partie à Saint-Tropez, voilà les acrobaties du cinéma ! J’avais écrit une page et demi de description : la rondeur des tomates, le bruit de l’eau qui coule, etc. C’est pour l’honneur que j’écris ça, parce que quand la scène existera, qui sait à quoi ressemblera le jardin, quels légumes on aura, etc. Jean-Paul me disait : « Même si on ne filme pas ça, c’est important pour que l’équipe du film comprenne, ça les mettra dans l’ambiance… » Ça fait partie du devoir humble de l’auteur de cinéma : il n’est pas metteur en scène, mais il doit aller au plus près de l’image et du son et le cinéaste aura le dernier mot.

 

Dans certains de vos scénarios, on voit l’influence de la comédie italienne…

Les scénaristes qui m’ont attiré vers le cinéma, ce sont les grands Italiens. Age et Scarpelli [Agenore Incrocci et Furio Scarpelli signaient ensemble leurs scénarios Age Scarpelli, NdLR], Suso Cecchi d’Amico, Ettore Scola. Une année, ils m’ont fait la grâce de me décerner un prix, celui du meilleur auteur étranger. J’ai aimé leur fraternité incroyable, ils étaient toujours ensemble : Cecchi d’Amico était la reine mère, elle présentait les autres : « Voici Scarpelli, notre beau ! » C’est vrai qu’il était beau mec ! Oui j’ai adoré Nous nous sommes tant aimés. Moi qui aime tant les sports d’équipe, je voyais que ces gens adoraient travailler ensemble. Ils me racontaient : « Quelque fois, l’un d’entre nous a une idée. Alors, on va le voir, on mange des pâtes, on se parle… » J’aurais adoré écrire en groupe, comme ça.

 

Les films d'Yves Robert paraissent les négatifs "comiques" de ceux de Sautet…

Je vais vous répondre par les mots du romancier et scénariste Pascal Jardin, un grand ami de Claude Sautet. Il a dit dans une interview : « Jean-Loup, je vais vous expliquer. Les films qu’il écrit, vous les mettez dans un shaker, vous secouez ses scénarios et ses dialogues. Si vous versez d’un côté, vous avez le versant dramatique, les films de Claude Sautet. Si vous versez de l’autre côté, vous aurez les comédies d’Yves Robert. » C’est très juste. Une chose à ajouter : dans la vie, le meilleur ami d’Yves Robert c’était Claude Sautet, et le meilleur ami de Claude Sautet, c’était Yves Robert…

 

 sauvagejardin

 

En revoyant Vincent, François, Paul et les autres, on est surpris comme les dialogues sont parcellaires, des bribes de conversations de tous les jours… C'était écrit ?

Il y a deux procédés d’écriture que j’ai beaucoup utilisés : d’abord, la voix off. Celle, très distanciée de Jean Rochefort dans Un éléphant ça trompe énormément. Ou bien la lettre de Romy Schneider à Sami Frey, dont on me parle beaucoup, dans César et Rosalie. Ensuite une autre technique qui m’a beaucoup été inspirée par Yves Montand : les répliques non terminées. Et je peux vous dire que c’est à chaque fois très travaillé. Une des répliques dont je suis fier, c’est la dernière de Vincent, François, Paul et les autres : ils vont traverser, ils sont au passage clouté, et puis Montand, qui ne désespère pas de voir revenir Stéphane Audran, alors que nous, on sait que c’est cuit, lance: « Et puis Catherine, elle peut revenir. On sait jamais. Avec la vie. » Image fixe. Fin. J'aime beaucoup !

 

Est-ce qu’on écrit de façon spécifique pour certains acteurs ?

J’ai une passion pour les acteurs. Parfois, vous essayez d’écrire, vous sortez la pagaie en diamant pour arriver au bout des répliques, vous essayez de faire sortir les mots avec l’émotion ou la drôlerie recherchées. Et puis vous vous arrêtez : « Je ne peux pas faire mieux. » Des mois après, aux rushes ou en projection, vous voyez Isabelle Adjani ou Catherine Deneuve, ou Michel Piccoli, ça sort de leur bouche comme s’ils venaient d’inventer ces mots. C’est une émotion secrète et indicible.

Mais pour répondre à votre question, oui, par exemple Romy Schneider, dans Une histoire simple. J’ai souvent entendu que Claude Sautet avait eu raison de ne pas couper un court moment où elle se trompe… C’est une scène où elle est dans un de nos cafés avec Bruno Cremer, la pluie dehors, la buée sur les vitres. Ils ont bu des coups, elle est un peu grise. Cremer lui dit : « Tu en veux un autre ? » Elle répond : « Ça va, j’ai bu trop. Ah non, en français, on dit j’ai trop bu… » Et bien c’est écrit pour elle, à la note près. Elle le fait divinement, et tout le monde croit qu’elle se trompe.

 

Vous êtes-vous jamais considéré comme un sociologue de la France des années 70 ?

C’est le travail des journalistes, des historiens du cinéma, de trouver des motifs cachés. Ça me rappelle à la Sorbonne, quand on étudiait Baudelaire, les profs disaient : si tel mot est à tel endroit, c’est parce que l’auteur a pensé ça ou ça… Moi, je me disais, non, peut-être qu’après coup on peut plaquer une analyse, mais ce n’est pas comme ça qu’on écrit : le mot juste vient ou pas... Avec Sautet, ça nous énervait quand on nous disait qu’on avait « décrit à merveille la France de Pompidou ». Mais on n’a pas cherché à décrire la France de Pompidou ! Claude Sautet me disait, notamment quand il me refusait des choses : « C’est bien, mais je ne sais pas comment je vais le faire. Je ne peux filmer que ce que je connais. » D’où les tables des déjeuners de famille, d’où les femmes qui vous poussent à vous remettre en question, d’où les copains, etc.


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