Carné sans Prévert


Posté le 04.10.2016 à 15h


 

Et un jour, ils se quittèrent. Au lendemain de la seconde guerre mondiale, Jacques Prévert et Marcel Carné n’ont pas encore cinquante ans. Ensemble, dans la décennie qui précède, ils ont accouché d’une demi-douzaine de chefs-d’œuvre, jalons de l’histoire du cinéma français. Ils ont inventé une forme, le « réalisme poétique », expression discutable. Disons que leurs films sont empreints de ce fatalisme et de cet onirisme qui imbibent pas mal la création des années 30 – au théâtre, par exemple, les pièces de Ferenc Molnar ou d’Odon Von Horvath... Le spectre de la guerre qui rôdait expliquait ce pessimisme. Mais celle-ci a éclaté, elle s’est terminée, Roberto Rossellini a filmé, presque en direct, Rome occupée et Berlin en ruines, et la chanson ne peut plus être tout à fait la même…

 

ThereseRaquin

 

Le duo se lézarde après le semi-échec, injuste, des Portes de la nuit (1946). Carné est attaqué pour la reconstitution, jugée trop dispendieuse, de la station de métro Barbès-Rochechouart dans les studios de Billancourt, mais le film est trop fidèle, sans doute, aux canons esthétiques d'hier. L’année d’après, le tournage de La Fleur de l’âge, avec Anouk Aimée, Serge Reggiani et le grand retour d’Arletty, toujours sur un scénario de Prévert, est interrompu, le projet abandonné. Le poète rédigera encore, presque incognito quelques dialogues de La Marie du Port (1950). Peut-être les passages les plus « pittoresques », les moins authentiques, de cette belle adaptation de Simenon. Car sans Prévert, Carné montre qu’il sait filmer, sur un budget raisonnable, un quai sans brume et des personnages qui ne croisent pas leur destin (tragique) à chaque coin de rue.

Désormais, Marcel peut exister sans Jacques. Il alternera œuvres ambitieuses, sur le plan romanesque comme sur le plan technique – il est, peut-être, le meilleur « filmeur » français de l’époque – et films plus personnels (souvent nés de l’impossibilité de trouver les financements d'un projet plus important). Dans la première catégorie, son adaptation libre – et transposée à Lyon  de Thérèse Raquin (1953), d’Emile Zola, fait date, et pas seulement à cause de l’interprétation de Simone Signoret, quelques mois après Casque d’or. Dans la seconde, Carné ne cesse de revenir vers la jeunesse, cette « invention » de l’après-guerre qui le fascine et le séduit. Ce n’est pas une volonté de rester « à la page », mais un goût personnel, très fort, presque obsessionnel.

 

Trois Chambres Manhattan 6

 

 

Les Tricheurs (1958), qu’il faut réhabiliter pour son désenchantement « pré-punk », résonne curieusement avec le Rendez-vous de juillet, de Jacques Becker, presque dix ans plus tôt : aux enfants idéalistes de la Libération ont succédé de vieux « teen-agers » à l’hédonisme triste. Carné capte la « psyché » d’une époque, mais aussi ses lieux (les cafés et leurs juke-box), ses pratiques (le « jeu de la vérité », un must dans les mois qui suivent la sortie du film). C’est aussi ce goût nouveau de l’observation qui fait le prix de Trois chambres à Manhattan (1965), à nouveau d’après Simenon, où le cinéaste livre sa propre vision de la métropole new-yorkaise – et les intérieurs tournés à Paris, dans du mobilier directement importé des « States », l’entravent un peu, là où jadis le studio le libérait entièrement. Voilà, piste à creuser : voir le parcours de Marcel Carné comme celui de quelqu’un qui, peu à peu, se libère, trouve, au-delà de la perfection filmique fabriquée en studo, une voix propre. Et la fait entendre, qu’elle plaise ou non.

 

Adrien Dufourquet

Catégories : Lecture Zen