Alphaville, capitale de la douleur


Posté le 10.10.2016 à 11H30


 

Imagine - t-on, au mitan des années soixante, Antonioni initier une nouvelle aventure d’OSS 117 ? C’est pourtant bien de cette nature là qu’est Alphaville, le neuvième film de Jean-Luc Godard sous-titré « une étrange aventure de Lemmy Caution ». Mais du Lemmy Caution agent du FBI, imaginé par l’écrivain britannique Dick Cheyney, trainant sa dégaine nonchalante dans une poignée de polars parodiques, il ne reste ici que le trench-coat noué à la taille et une ironie comme asséchée.

 

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Cette sorte de jean-foutre à l’accent yankee, toujours prompt à ouvrir la boite à gifles et collectionnant, dans des mises en scène de patronage comme la série B des fifties les pratique alors, les mots d’auteurs, les blondes sans complexes et les whisky sans glace, apparait ici lesté d’une mélancolie sans âge. C’est André Michelin qui finance, le fils du célèbre industriel du pneu, sans doute soucieux de laisser une trace, s’est avisé de produire des films. Il commence sur un mode mineur puisqu’on lui doit Nick Carter va tout casser de Henri Decoin, (1964), avec déjà Eddie Constantine ; ceci expliquant cela. Godard, grand amateur avec son copain Truffaut des aventures de Lemmy Caution, envisage dans un premier temps d’immerger le « détective à petites pépées » dans une sorte de western urbain. « J’ai envie de le traiter comme Randolph Scott dans un western, un personnage comme ça. On le met dans une voiture plutôt que sur un cheval, on le fait arriver quelque part et puis après on meuble, on invente, on joue… » dit alors JLG. On invente, on joue ! Pour ce qui est de l’intrigue Godard s’en fout. Ou presque. Ou il fait semblant.

Le film a la beauté échevelée d’un bolide inutile ; gris acier et carrossé par Karmann. « Il était vingt-quatre heures dix-sept, heure océanique, quand j’arrivais dans les faubourgs d’Alphaville… » dit d’entrée Eddy Constantine, alias Ivan Johnson, sur des images d’un noir et blanc cafardeux enveloppant une imagerie pop dont le minimalisme et la poésie ne sont pas sans rappeler les parti-pris art déco d’un L’Herbier en son temps (L'Inhumaine). Mais à la fantaisie décorative de Mallet Stevens succède désormais la fonctionnalité bornée d’organes signalétiques hoquetant obstinément sur une architecture sans âme, due à l’équerre d’un quelconque Corbusier soumis au diktat totalitaire. Nous sommes en pleine guerre froide et le fantasme s’en ressent ! D’ailleurs ce bon Lemmy ne se présente-il pas à la réception de son hôtel comme correspondant du Figaro-Pravda ? L’acteur traverse d’autant plus le film en zombie venu de la planète B, comme on le dit des films de série où il s’est illustré, qu’il ne comprend rien à ce qu’il tourne ! Un peu comme avant lui le Jack Palance du Méoris. Le temps pour Godard de commencer, as usual, son travail de dynamitage des conventions du récit et le visage d’ange délaissé de la sublime Karina apparaît. C’est le grain de sable qui va faire dérailler la machine, le grain de beauté qui vient mettre son grain de sel…

Bien vite, on réalise que cette parodie de science-fiction fauchée n’est rien d’autre que l’opportunité offerte au spectateur de cueillir le fruit d’une méditation inspirée sur le devenir de l’occident à l’âge de la technique souveraine. Comme une chronique de la servitude volontaire, chère à La Boétie, revêtue des atours de la modernité.

Donc pas d’intrigue mais « une succession de situations plus ou moins absurdes et parodiques vaguement relié par le plus lâche des fils narratifs », comme la joliment défini Cyril Neyrat. De toute façon : « Tout a été dit à moins que les mots ne changent de sens et les sens de mot ! » ânonne Alpha 60, cerveau central désenchanté et résigné d’Alphaville. Le « Big Brother » de l’affaire à une voix de rasoir asthmatique, comme branché sur du 110 volts alors que c’est l’héroïne qui s’appelle Braun. C’est à ni rien comprendre ! Dès les premières scènes, comme on accueille le héros dans son hôtel, se multiplient les formules vaines. « Vous êtes Mademoiselle Von Braun ? Oui, je vais très bien merci je vous en prie. » Un langage en pure perte ; puisque ne recouvrant plus aucune réalité. « … à moins que les mots ne changent de sens et les sens de mot ! » Voilà bien à quoi nous en sommes, cinquante années plus tard, réduits. Voilà bien le génie visionnaire de Godard. « Décidemment quelque chose ne tourne pas rond dans la capitale de cette galaxie ! »

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Le film tourné dans le contexte oppressant de la Guerre froide compte au nombre de ces fictions grisâtres mouillées au crachin des pulsions morbides propres à son époque. Le passé et l’avenir semblent abolis au profit d’un présent sans fin, une société d’où sont bannies toutes expression d’un sentiment distinctif. Au passage Godard n’omet pas de pointer les signes du refoulé nazi. Le bouton SS de l’ascenseur (SS pour sous-sol) est ici filmé en gros plan et Howard Vernon, est le professeur Von Braun, diaboliquement exfiltré du Mabuse de Lang. Eddy Constantine croise également le grand, l’immense, Akim Tamiroff débarqué du Procès kafkaïen d’Orson Welles avec sa sueur perlée, ses mouchoirs pour l’éponger et, le temps d’une séquence, dans son cartable, toute la gamme des contre-plongées et gros plan expressionnistes chers au virtuose exilé.

Le taxi traverse Alplaville dans un noir et blanc où la lumière de l’âme s’oppose aux ténèbres de la technique, va et vient, clignote, éclabousse, ou s’estompe en fragments zébrés comme des paillettes d’eau glacée. « Vous préférez qu’on passe par les quartiers nord ou les quartiers sud ? Qu’elle différence ? Au nord il y a de la neige et au sud, du soleil … Moi, de toute façon, je voyage au bout de la nuit alors ça m’est égal ! » Est-ce à dire que le futur n’aura de salut qu’à condition de se souvenir ? Une piste à explorer prioritairement pour les idolâtres du progrès et les contempteurs empressés de toute supposée « nouvelle réaction ». Godard n’est pas un réactionnaire mais un mélancolique actif. L’idée dominante, pour ainsi dire le seul argument du film, est que face à la déshumanisation de nos sociétés « en marche », il n’est de réponse possible que la poésie, ici littéralement citée : « Savez-vous ce qui transforme la nuit en lumière ? », interroge Alpha 60 : « La poésie. » Par ailleurs, la scène où Caution est interrogé par Alpha 60 multiplie les citations ; pratique usuelle du cher Jean-Luc. « Je crois aux données immédiates de la conscience », Henri Bergson ; « Le silence de ces espaces infinis m'effraie », Blaise Pascal ; « Quel est le privilège des morts ? Ne plus mourir », Friedrich Nietzsche.

Enfin, la poésie salvatrice de Paul Éluard et son Capitale de la douleur vont permettre à Lemmy Caution d'exécuter sa mission. Toute la fonction poétique dévolue au recueil de Paul Eluard transmis par Ivan Johnson à Natacha Von Braun étant de lui permettre de réapprendre les mots de l’amour, ceux interdits par Alpha 60, ainsi que le pointe justement Antoine de Baecque dans sa biographie-somme sur Jean-Luc Godard. Arrêtons-nous un instant sur cet effet « marabout / bout de ficelle » comme les affectionne l’espiègle JLG. Lorsque débute le tournage d’Alphaville au début de janvier 1965, Godard et Karina viennent à peine de divorcer. La tension est palpable sur le plateau d’autant que Anna K. vit à ce moment-là une liaison contrariée avec le splendide Maurice Ronet. Pour Godard, Alphaville est en ce sens, selon Alain Bergala, une « opération de deuil ». Or Capitale de la douleur est aussi l’histoire d’un amour en train de mourir…

C’est au cours des années 20 que Paul Eluard entreprend son écriture alors que Gala le trompe avec Max Ernst avant de le quitter un peu plus tard pour Salvador Dali. Un authentique chant de douleur donc que Godard s’emploie à faire figurer comme un trait d’union entre deux poètes abandonnés par leur muse précise encore Antoine de Baecque. Ce film annonce aussi Pierrot le fou, tourné dans la foulée et qui est le bilan de la première partie de l’œuvre de Godard. La fin des « années Karina ».

 

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Alphaville, c’est Lemmy Caution dans Metropolis, ce lieu de l’absolue déshumanitation. S’est perdu la notion du sentiment, de l’attachement, pour dire simplement, de l’amour. Le « je t’aime », cette faille potentiellement ouvrable en chacun de nous est devenue une notion absconse. « Amoureux, qu’est-ce que c’est ? » peut dire Natacha Von Braun, comme en échos au « Qu’est-ce que c’est dégueulasse ? » de la Patricia Franchini d’A bout de souffle. L’amour est une émotion qui ne connait pas l’ironie, c’est sa pureté. Seuls les mots d’où nait la poésie de l’existence semble pouvoir nous garantir une transcendance. Ainsi Godard habille son silence symphonique par les mots des poètes qui s’échappent lentement des lèvres ourlées d’Anna K dans des gros plans à couper le souffle où la muse définitive impose son accent danois, sa beauté implacable, sa voix grave et trainante teintée de mélancolie caustique. Préfigurant les formes, plus radicales encore, bientôt adoptées pour Week-end ou La Chinoise, les gros plans sur les visages sont autant d’interpellation frontale adressées au spectateur, débarrassés d’arrière-plan fictionnel. Comme des tracts poétiques militants nous alarmant sur les processus d’aliénation en cours.

Enfin, Alphaville n’est pas seulement un récit d’anticipation aux accents philosophiques, c’est aussi le mythe grec d’Orphée si cher à Cocteau, parrain de la « nouvelle vague », venu chercher Euridyce aux enfers. « Transposer le mythe grec dans l’univers de la technique c’est figurer la plus contemporaine des résistances, celle de la poésie, de sa possibilité même dans un monde soumis à la terreur de la logique », nous dit encore Cyril Neyrat.

 

Pierre Collier

 

 


 

Alphaville de Jean-Luc Godard
Vendredi 14 octobre à 16h15 au Comoedia
Samedi 15 octobre à 17h30 à La Fourmi

Catégories : Lecture Zen